Vous apercevez une jeune fille au loin. Petite, fine, elle a l'air d'avoir treize ans tout au plus. Pourtant, lorsque vous vous approchez, vous décelez une certaine maturité ainsi qu'une certaine sérénité dans son regard marron. Ses yeux en amande vous observent, et un léger sentiment de malaise commence à vous habiter. Vous décidez de descendre le long de ce petit visage ovale à la peau claire. Des joues légèrement rosées attirent votre attention. Un petit nez mince vous pointe le chemin vers sa bouche entrouverte, aux lèvres fines et pâles. Ce minois délicat est encadré de longs cheveux bruns foncés, raides, s'arrêtant au voisinage des hanches de la jeune demoiselle. Un cou élégant précède des trapèzes musclés pour cet âge si jeune. Des clavicules peu visibles se discernent pourtant sur cette peau immaculée. Peut-être est-il malvenu de scruter la partie anatomique suivante, penserez-vous. Sa poitrine n'est que légèrement bombée, bien qu'elle soit dans la période ingrate portant le nom d'adolescence. Une taille très fine vient s'ajouter à ce portrait, et des hanches, marquées comme il le faut, précèdent de belles jambes musclées. La posture cambrée de cette demoiselle vient souligner un joli fessier plutôt rebondi. Une certaine désinvolture se détache de son attitude physiologique. Vous pensez alors que sans ce teint tellement clair, et ses robes terriblement féminines, elle passerait alors pour invisible aux yeux de la foule et s'y fonderait. C'est alors que vous observez que ses cheveux sont ornés d'accessoires. Deux des mèches encadrant son beau visage sont contenues dans des sortes de rubans de soie pourpres, agrémentés de dentelle blanche. Un nœud, ressemblant à une feuille d'origami aux teints rouges violacés, colore également sa chevelure brune.
Il s'agit en outre d'une belle jeune fille, pourtant inconsciente du charme qu'elle est capable d'exposer.

Reiko Hiyori serra les dents. Soit. Mais elle n'était pas celle que l'on pensait, froide, distante, impassible. Bien au contraire. Ce qu'elle désirait, c'était construire des liens. Mais comment faire confiance aux humains, comment les croire, les aimer, en ayant inlassablement et perpétuellement un poids sur le cœur? Comment se rapprocher des gens, comment les aborder, alors que tant de bouleversements et d'images troublantes traversent un esprit? Comment supposer un instant qu'une personne puisse l'apprécier, l'aimer, alors qu'elle en est impossible envers elle-même? Rien de tout cela n'était envisageable. Il ne lui restait qu'un masque à recouvrir. Ses émotions violentes, ses expressions torturées, ne devaient pas être remarquées. Elles ne devaient pas être observées, elles ne devaient pas être vues. Par quiconque. Les révélations menaient toujours à des questions incessantes, rappelant les souvenirs douloureux que l'on cherche à faire disparaître. Comme cette ancienne vie, cette enfance meurtrie, appartenant désormais au passé.

La jeune fille serra les poings. Oui. Elle n'avait pas confiance en elle-même. Mais comment avoir foi en cette jeune fille, qui, sans réfléchir, a tiré sur l'homme ayant joué le rôle de père tout au long de son enfance? Comment croire en cette fille, qui a abattu cet homme l'ayant aimé toute une vie? Des tremblements suivirent ce raisonnement. Puis des bribes de souvenirs firent surface. Du sang. Une arme blanche. Un rictus amer. Elle voulait que tout s'arrête. Sa tête la faisait souffrir. Les images la rendaient folle. Lorsque cela venait à lui arriver, son précieux masque lui était d'une grande aide. Camoufler ses sentiments, sans que personne ne se rende compte de rien. Continuer de vivre, comme si de rien n'était. C'était là sa plus grande force.

Reiko se mordit la lèvre inférieure. Une perle écarlate dévala son menton. Son cœur se remplit d'un sentiment douloureux. Doucement, sa tête se releva. Cette affirmation était fausse. Elle n'était pas rien. Et elle allait le prouver. Au monde entier.

Reira Hiyori observa le nouveau dessin de sa fille, amusée. Difficile de déceler que l'auteur de ce petit chef-d'oeuvre n'était autre qu'une enfant de neuf ans. Ledit dessin représentait une famille heureuse, aimante, au bord d'un lac. Émue, la mère regarda Reiko avec un large sourire.

Puis elle se pencha, et embrassa le front de sa fille. Elle appela son mari, qui ne tarda pas de féliciter l'enfant. On pouvait retrouver le sourire sur le visage de chacun.
Cette atmosphère aimante et bienveillante dura quelques années encore.

Des débris de verre retentirent sur le sol carrelé. Reiko se figea sur le seuil de la porte, chargée de courses. Elle n'osa plus bouger. Jamais une telle insulte n'était entrée dans sa maison. Elle craint soudainement le pire. Bien que tout son corps soit totalement immobile, ses yeux ne pouvaient s'empêcher de bouger frénétiquement; ses pupilles cherchaient tant bien que mal l'objet de cette violente dispute. Son père n'avait jamais traité une personne de cette façon. Cela ne lui ressemblait aucunement.

Cette fois-ci, le père de l'enfant hurla. Un frisson parcourut le corps de Reiko; une pomme fit un saut hors du sachet, avant de rouler sur le sol avec un bruit sourd. Pourtant, personne n'y fit attention. Les cris étaient bien trop forts et couvraient ce bruit. Personne n'était au courant de la rentrée de la jeune fille dans la maison. Personne n'était au courant que la dispute était entendue par des oreilles innocentes.

Une réponse fut entendue, étouffée. Des hurlements suivirent. Puis, tout fut à nouveau calme. Reiko se décida à avancer vers la source des bruits. Elle lâcha ce qu'elle portait. Des larmes coulèrent à flots sur ses joues. Un seul mot lui venait au sortir des lèvres.

Une mare de sang. Un corps inanimé. Un dégoût palpable sur le visage de son père. Son père, cet homme qui, auparavant, pouvait se vanter de donner sa vie pour sa femme. Désormais, il n'était plus le même homme. Il ne l'était plus même pour sa fille.

L'enfant ne pouvait s'empêcher de mêler les larmes aux hurlements. Cet homme se prétendant son père venait d'assassiner sa mère. Mais l'homme la regarda droit dans les yeux, un rictus déformant ses lèvres.

Le cœur de Reiko venait de s'arrêter. Ses yeux s’écarquillèrent.

L'enfant plongea ses pupilles dans celles de son interlocuteur. Ses sanglots ne pouvaient cesser. L'arme blanche que l'homme tenait à point fermé décida pour elle. Sans réfléchir, elle fit apparaître une arme à feu dans les airs. Et elle tira.

Depuis cet incident, Reiko Hiyori est réduite à vivre cachée, à seulement quatorze ans. Aucun contact avec le monde ne doit être commis; le maître mot de sa nouvelle vie est pour ainsi dire l'autonomie. Endurée par ces épreuves difficiles, Reiko est capable de s'occuper d'elle-même de son propre-chef. Ce nouveau train de vie, la jeune fille l'a appelé le commencement. Car pour elle, tout élément de sa vie antérieur à sa fuite n'existait plus. Cette «ancienne vie», ou «vie passée» a totalement été reniée par l'adolescente. Jamais plus elle n'en entendra parler.

La jeune fille afficha un sourire triste sur son visage. Oui. Voilà à quoi elle en était réduite. Fuir, toujours fuir. Ne nouer aucun lien, de peur d'être trahie. Mais s'il existait un autre moyen?
D'un pas nonchalant, elle parcourut la ville dans ses recoins les plus sombres. Soudainement, son regard fut attiré par un groupe de jeunes hommes. Un fluide indescriptible s'échappait de leurs paumes. Reiko écarquilla les yeux. Mais bien sûr.

Les temps étant durs, il était devenu plus difficile pour la jeune adolescente de subvenir à ses besoins en autonomie. Ce qui lui manquait avant tout, et qu'elle désirait plus que tout au monde, c'était une famille. Grandir au sein d'un ménage soudé, aimant, était toute son enfance. Puis on lui a retiré ce droit. Ce droit d'aimer, et d'être aimée. On l'a retiré à une enfant.
Depuis ce jour maudit, Reiko possédait une grande haine en elle-même, qu'elle devait permettre d'extérioriser. Elle était remplie d'une telle rancœur que cela la rongeait intérieurement. Cependant, rien ne transparaissait sur son jeune visage. Rien qu'un masque impassible recouvrait ses émotions.